« LA MAILLETTE», une monnaie pas comme les autres

Nous l’avions déjà annoncée en novembre dernier, La monnaie locale complémentaire du Pays de Rance, « La Maillette », a encore fait parler d’elle dans notre salle obscure préférée à Dinard. Il s’agissait alors, pour les organisateurs de l’association qui l’a développée à Dinan, d’illustrer le film de Michael Le Sauce « Un Revenu pour la Vie ». Cette fois-ci, le cinéma « Les deux Alizés » a présenté à Dinard le jeudi 3 décembre 2015 le film « Devises trompeuses » du cinéaste allemand Claus Strigel, qui critique les dérives du système bancaire et financier actuel, et défend le principe de l’expérimentation de monnaies locales complémentaires (MLC). La soirée était organisée en partenariat avec le Comité local ATTAC du Pays de Saint-Malo/Jersey et le débat qui s’ensuivit fut donc principalement consacré à une discussion autour de cette monnaie locale qui est la plus proche de notre aire de nuisance...

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Le film « Devises trompeuses »

Quant au film lui-même, il constitue une œuvre engagée qui, au-delà de petits problèmes de langue (un mélange d’anglais, d’allemand, de grec ancien, d’espagnol, etc.) et de la grande diversité des formes et des styles (petites saynètes, scènes d’animation) qui ont pu dérouter certains spectateurs, a cependant permis de poser les bases de la discussion. Il a été réalisé en 2009, soit juste après la crise économique et financière de 2008, à laquelle il se propose de remédier par un changement de paradigme et une réflexion alternative sur la nature de la monnaie. Néanmoins, son contexte historique ne lui a pas permis de prendre en compte toutes les expériences de MLC qui se sont déroulées en France depuis 3 ans, et en particulier celle de la Maillette qui date de 2014.

Le fil conducteur du film semble avoir été exprimé par un buste animé d’Aristote, qui énonça à plusieurs reprises une phrase en grec ancien sur la première fonction, fondamentale, de toute monnaie : celle d'être un étalon de valeur, c'est-à-dire de servir à mesurer la valeur des biens et donc de pouvoir comparer des choses dissemblables (les choux et les carottes) entre elles. A cette vision traditionnelle de la valeur marchande universelle qui se substitue à la valeur d’usage, intrinsèque et spécifique, de toute chose, Il tend à opposer la seconde fonction de la monnaie, la plus connue, celle d'instrument des échanges, c'est-à-dire de moyen de paiement, en la réservant aux échanges directs de biens entre producteurs et utilisateurs locaux, et c'est justement ce rôle qui est principalement dévolu aux MLC, du moins dans un premier temps. Ainsi, entend-il opposer à une finance mondialisée devenue folle des formes locales de résistance qui reviennent au fond à des pratiques élémentaires de bon sens.

Plusieurs exemples de monnaies locales complémentaires et autres expériences de crédit coopératif à but non lucratif y ont ainsi été présentés : le système de crédit de la banque mutualiste WIR fondée en 1934 à Bâle en Suisse, la banque Palmas dans le Nordeste brésilien qui conjugue une monnaie sociale circulante locale, le « Palmas », et un système de microcrédit où les taux d’intérêt sont négatifs et où la monnaie ne se dévalue pas. Au total, le film a permis d’aborder les principales questions posées par les monnaies locales, mais il est resté malgré tout un peu court et somme toute plutôt décevant.

Le débat autour de la Maillette

La projection a été suivie d’un débat très fourni, avec plus d’une centaine de spectateurs présents dans la salle qui se sont interrogés sur l’intérêt et le rôle des MLC, en partant surtout de l’exemple de la Maillette, dont plusieurs responsables (comme Gérard Mary et quelques uns de ses collègues) étaient venus de Dinan afin d’animer la discussion, en collaboration avec les membres d’ATTAC. La forte participation et l’intérêt suscité par le sujet ont poussé le public à multiplier les questions jusqu’à la fin de la séance. Même le directeur du cinéma, M. Lagrée qui gère un autre établissement à Dinan où il y accepte la Maillette, a témoigné de son ardeur qui allait au-delà du simple professionnalisme.

On assiste aujourd’hui au début d’un mouvement de renouveau et de regain d’intérêt pour l’économie sociale et solidaire (ESS) qui avait joué un rôle important au XIXème siècle dans la constitution du mouvement ouvrier (caisses de secours, mutuelles, etc.) et qui avait notamment débouché sur les premières formes de Sécurité Sociale au XXème siècle. On constate ainsi en France depuis environ trois ans (crise de 2008) un important développement des monnaies locales et il y a aujourd'hui plus de 30 formes de monnaie locale ou complémentaire comme l’Eusko au Pays basque, la Bou’sol à Boulogne/mer, la MIEL en Gironde, le Sol-Violette à Toulouse et plus près de nous « SoNantes » créée en 2015 à Nantes ou le «Galléco » qui circule en Ille et Vilaine à l’initiative du Conseil Général depuis 2013 (et expérimenté à Fougères, Redon et Rennes). Il y en aurait aussi probablement plusieurs centaines dans le Monde (Suisse, Grèce, etc.).

Parmi les questions évoquées par le film, un ou deux points sont apparus mystérieux pour une partie du public et furent particulièrement discutés. C’est par exemple, dans le cas du Nordeste brésilien, la particularité de la monnaie locale (le Palmas) d'avoir un taux d’intérêt négatif. Cette propriété, assez fréquente chez les MLC, se retrouve de fait avec la Maillette qui perd 2 % de sa valeur faciale tous les neuf mois grâce à un simple « coup de tampon » (la « fonte ») et qui doit donc être remise périodiquement dans le circuit, ce qui équivaut ainsi à un taux d’intérêt réel négatif. C’est également le cas de la MIEL qui perd 2 centimes tous les 6 mois. Il s'agit là d'un taux non négligeable, proche de 4 %, mais qui est négatif. On parle alors de monnaies « fondantes ». L'intérêt de cette particularité, qui avait déjà été préconisé par John Maynard Keynes pendant les années 30 pour lutter contre la situation de sous-consommation, est d'augmenter la vitesse de circulation de la monnaie. Dans le cas de la MIEL, cette vitesse est de l'ordre de 6 fois supérieure à celle d’une monnaie légale. En d'autres termes, elle circule six fois plus vite car personne n'a intérêt à la conserver longtemps du fait justement de l'intérêt négatif. C'est un avantage pour la rapidité et la croissance des transactions (voir encadré).

Le fonctionnement de la Maillette

Cette monnaie locale complémentaire fut créée en avril 2014 et mise en circulation en mai suivant. Elle a été lancée au départ sous la forme de 6.355 coupons imprimés, avec un réseau constitué d’une centaine d’adhérents et d’actuellement 45 prestataires ou producteurs (commerces, restaurants, fermes, cinémas…). Certains touchent même un salaire partiel pour des activités liées à celle-ci. L’association est gérée aujourd'hui par quatre coprésidents, dont Gérard Marty. Son poids est encore limité.

Le fonctionnement de cette monnaie est relativement simple afin d’attirer les citoyens et les entreprises. L’unité équivaut à un euro. Les consommateurs viennent retirer des billets, ou des coupons selon la formule choisie, dans des comptoirs d’échanges agréés et les utilisent ensuite chez les commerçants et artisans partenaires. Ils signent une charte citoyenne. Enfin, un fonds de garantie auprès d’une banque éthique, la NEF (Nouvelle Economie Fraternelle) permet de reconvertir les maillettes en Euros, avec une petite décote. On peut aussi dans d’autres exemples de systèmes d’échanges locaux différents utiliser une comptabilité en temps de travail (SEL).

Elle est limitée dans l'espace aux territoires dans lesquels elle s'applique (le Pays de la Rance, qui s’arrête pour l’instant à Bécherel), et en même temps chez les seuls acteurs qui l'acceptent. Elle est aussi limitée dans le temps car elle ne peut pas être conservée sous forme scripturale ni constituer une épargne, ce qui forme une limite à l’investissement, et encore moins thésaurisée, ce qui a l’avantage de maintenir un niveau élevé de circulation. Elle est souvent présentée comme éphémère… Mais ses acteurs envisagent de créer par la suite un organisme mutualiste de crédit (à partir de la NEF ?).

Par contre, la Maillette ne répond apparemment pas à une motivation écologiste, comme l’a indiqué une réponse à une question sur le bilan carbone associé aux circuits courts et à la diminution des coûts de transports, et dans une certaine mesure sur le développement durable. Le bilan de l’expérience n’a pas encore été tiré. Cela reste d’abord un projet récent, qui date d’environ un an et demi, et qui n’est encore que dans une phase de développement. Ses promoteurs ont manifesté beaucoup d’humilité et de prudence, et n’ont pour l’instant fait aucun constat mesurable de leur bilan.

L’intérêt économique et les limites des MLC

La monnaie locale est foncièrement conçue comme un outil de développement local. Elle constitue d’abord un circuit court entre producteurs et consommateurs, qui permet de créer un système économique simple et pratique qui court-circuite tout les intermédiaires classiques et favorise le développement économique local. Toutefois, sur une question relative aux AMAP, dont ont aurait pu penser qu’elle pourrait se rapprocher par son fonctionnement, les responsables de la Maillette ont répondu qu’ils ne connaissaient pas ce système de distribution, qui nécessite des fonds inactifs importants.

De fait, la MLC représente souvent une réponse à la crise économique que nous connaissons, comme toutes les monnaies nées spontanément dans les périodes historiques troublées du passé (chômage, guerre, occupation) où le numéraire disparaît, et même comme cela a été le cas pour le WIR lorsque le crédit s’est raréfié pour les PME. Elle est particulièrement utile sur ce plan là dans les zones déprimées ou appauvries. Son rôle économique réel apparaît alors. Elle permet tout d’abord de créer, voire d’accélérer, un développement faible ou inexistant en augmentant la circulation monétaire et par voie de conséquence l’activité créatrice de valeur. Mais, elle peut aussi à la limite constituer un complément de revenu local, sous la forme d’un apport de demande solvable, et donc de pouvoir d'achat, dans une région pauvre sans avoir besoin d'un financement extérieur à l’origine. Tout dépend de la façon dont est organisé l’apport initial des membres (ex-nihilo ou financement extérieur en monnaie légale).

A ce stade, la salle se montra partagée sur la question de la possibilité d’une véritable création monétaire, une interrogation qui n’est pas évidente. Pour les uns, il s’agit de « jetons » qui sont un équivalent des euros qu’ils représentent, à la manière des perles du Club Med, et cette monnaie varie alors comme sa contrepartie. Pour d’autres, dont des rédacteurs du Malotru, cette possibilité d’augmenter la masse monétaire existe réellement, si les conditions sont favorables, soit directement en accroissant la vitesse de circulation (cf. l’encadré), soit indirectement grâce à l’activité induite qui génère une demande supplémentaire et des revenus. Les acteurs de Dinan ont reconnu la possibilité future de distribuer des revenus libellés en Maillette, ce qui pourrait enclencher un cercle vertueux.

Enfin, la question du non paiement de l’impôt (fiscal) a été soulevée. Ce n’est pas le cas à Dinan où la TVA est prélevée en amont. Pour l’impôt social (les cotisations), ce n’est pas encore d’actualité car peu ou pas de revenus sont actuellement distribués.

La primauté du rôle social, éthique et politique des monnaies locales

La MLC est d’abord un facteur de cohésion sociale, ce qui constitue l’aspect le plus important de sa raison d’être. En effet, le lien social se renforce partout où elle s'installe, et cela se traduit par l'apparition de groupes d'utilisateurs unis qui forment des réseaux solidaires, susceptibles à cette occasion de nouer et développer d’importantes relations interpersonnelles parmi les membres de ces communautés. Elle constitue également un moyen privilégié pour créer une conscience collective et citoyenne au sein de la communauté et pousser ses membres à participer à un effort collectif en vue du développement local (hypothèse d’élargissement démocratique).

Ces nouvelles monnaies sont par ailleurs de plus en plus souvent favorisées par les pouvoirs publics, locaux et régionaux, comme à Rennes et Nantes, même si c’est inégal et si cela risque de créer d’autres formes de dépendance locale par rapport aux féodalités et aux intérêts potentiels de certaines forces sociales ou économiques au fur et à mesure qu’elles prennent de l’importance. On en voit un signe dans le rapport de Jean-Philippe Magnan, Conseiller régional écologiste des Pays de la Loire, sur les monnaies d'échange qui fut rendu début 2015 au Secrétaire d'État au Commerce. Il y insista sur le fait qu'il s'agissait d'un outil complémentaire utile pour favoriser les circuits courts et l'économie locale. Mais, comme on ne peut pas épargner, il ne s'agit que d'un instrument d'échange, et non de crédit, ce qui favorise sa circulation mais limite inévitablement sa portée par rapport aux monnaies nationales, comme l'Euro aujourd’hui en France. Néanmoins, elles acquièrent de plus en plus une stature nationale, avec notamment l'article 16 de la loi du 31 juillet 2014 relative à l'ESS qui reconnaît officiellement le rôle des MLC.

En guise de conclusion

Il semble qu’en définitive les responsables de la Maillette à Dinan soient assez prudents et considèrent qu’il s’agit d’une expérience en cours dont on ne peut encore tirer tous les enseignements définitifs. Ils admettent volontiers que celle-ci, comme toutes les monnaies locales n'est pas une panacée généralisable, et encore moins une forme de concurrence à la monnaie légale (l’Euro). Par contre, c'est un fantastique instrument de développement local dans des lieux qui en ont particulièrement besoin et celui-ci constitue un ressort de démocratie locale potentiellement considérable, d’autant plus qu’il a permis de revivifier des identités régionales comme au Pays basque avec l’Eusko, qui avait notamment été lancé pour promouvoir la langue basque. Au total, les MLC répondent à des problèmes économiques classiques sous une forme sociale renouvelée, et en cela la monnaie est toujours le reflet de la société dans laquelle elle évolue.

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Vitesse de circulation de la monnaie

et théorie économique

Depuis Aristote et tout au long de l’Histoire, philosophes et économistes se sont interrogés sur la nature mystérieuse et parfois quasi-magique de la monnaie, et sur ses relations avec le développement des sociétés. Dès la Renaissance, l’afflux considérable d’or que rapportaient les galions espagnols revenant des Amériques n’avait pas enrichi les Espagnols mais au contraire pratiquement doublé le prix du blé pour la majeure partie de la population ibérique. Ce paradoxe avait alors abouti à la fameuse controverse entre Bodin et Malestroit sur le fondement de la valeur de la monnaie (dépend-elle de la quantité de métal précieux contenu ou de la quantité de richesses qu’elle peut acheter ?).

Plus tard, au XIXe siècle, ces questions ont resurgi sous d’autres formes lors du développement du billet de banque en Angleterre. Doit-il être émis par la banque (centrale) en fonction d’un montant fixe d’or dans les caisses de celle-ci ou dépendre de l’activité économique ? Le débat opposa alors David Ricardo et Tooke. Le premier gagna mais l’Histoire lui donna tort. C’est au début du XXe siècle qu’une formulation satisfaisante fut proposée par l’économiste et statisticien américain Irving Fisher qui fonda l’Ecole de Chicago (dont est issu l’ultralibéral Milton Friedman, mais c’est une autre histoire…). Il s’agit de la « théorie quantitative de la monnaie » qui s’appuie sur l’équation de base classique M.V = P.T, mais que l’on formule aussi ainsi : M.V = k (P.T). Cette équation, qui dans la perspective mécaniciste de l’époque fut créée par analogie avec la théorie des gaz parfaits, est en fait l'identité de base de l’équilibre de la monnaie. Si l’on pose :

M = quantité de monnaie en circulation (stock)

V = vitesse de circulation de la monnaie

P = niveau moyen des prix

T = volume global des transactions ou de la production (aujourd’hui on utilise plutôt Q)

k = constante par hypothèse (ou variable-objectif ?), qui n’existait pas chez Fisher (= à 1).

On obtient ainsi une formule qui exprime le fait que la masse de monnaie en circulation dotée d’une vitesse donnée (c.-à-d. la masse monétaire) est toujours dans une proportion donnée k avec la valeur de la production globale. Pour Fisher, la monnaie est neutre car tout accroissement exogène de M se traduit selon lui par un accroissement proportionnel de P (inflation). En fait, cet équilibre est toujours vrai a posteriori (c’est une « identité »), mais les économistes depuis un siècle sont en désaccord sur son interprétation en analyse dynamique. Quelle est la variable causale ? Et quels sont les paramètres invariants à court terme ? Selon les réponses données, on obtient des explications radicalement différentes de la formation des prix, de l’inflation, du chômage, des crises et du rôle neutre ou non de la monnaie dans l'économie. C’est notamment l’arrière-plan théorique du débat entre Keynésianisme et Monétarisme, entre politique de l’offre et de la demande, entre orthodoxie monétaire et politique de relance, etc.

Les banques centrales (la BCE en Europe) sont chargées justement de veiller à cet équilibre, en contrôlant l’émission de l’agrégat M2 qui est la mesure la plus courante de la masse monétaire globale (= pièces + billets + dépôts bancaires à vue). Dans la conception orthodoxe qui domine l’Europe à présent, il s’agit de lutter essentiellement contre l’inflation (et donc de maintenir P) en limitant l’émission de monnaie M, ce qui restreint la demande globale T ou Q, si l’on considère que V est plus ou moins constant à court terme…

▲ retour maillette