Editorial 14 juin 2015

Ce bruit qui ne court plus

Il y a des matins où la réalité, soudain, s’offre à nous sous un jour si limpide, si cru, qu’elle en deviendrait insupportable. Sans doute un effet de ce réflexe venu des âges anciens qui nous fait ressentir avec une particulière acuité l’importance de ce moment où, dans un battement de paupières plus ou moins maîtrisé, nous nous ouvrons au monde. Dans un battement de paupières et aussi dans un frémissement d’oreilles, tant il est vrai que l’information sous toutes ses formes a tendance à envahir notre espace personnel, ce pré qualifié de carré -allez donc savoir pourquoi- que nous défendons bec et ongles comme un ultime refuge de notre innocence face à la complexité et aux dangers de notre époque.

Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre écrit Paul Valéry. Alors, allons-y, tentons.

Ce bruit qui court2

Guettons les bruits du théâtre du monde. Curieusement, dominant le tourbillon d’images et de sons émis par les chroniqueurs  de tous ordres, ce qui revient avec une particulière insistance  c’est une forme de silence, insistant, dérangeant, omniprésent, comme si une toile de fond étouffait les bruits des coulisses. Etouffer est bien le mot, en effet. Une forme d’oppression. Le citoyen ordinaire tenu à l’écart des décisions qui le concernent, spectateur impuissant d’un jeu d’ombres pas seulement chinoises. Et pourtant, quelle décision ne le concernerait pas à l’heure de la mondialisation ? Ou alors on libère le commerce en asservissant les peuples, en les privant du pouvoir de savoir ? Pour quel avenir ? Pour une planète livrée aux prédateurs, des gouvernements qui agissent dans le secret et des individus dépossédés de leurs droits, jugés inaptes à décider de leur existence ?

Voyez plutôt. Ici et ailleurs, le processus semble à l’œuvre. Et ça ne date pas de maintenant. Le référendum sur le TCE ? C’était juste un coup pour voir.  Les négociations sur le projet de traité transatlantique autrement dit TAFTA ? Secret absolu, entonnent en chœur les chantres ultralibéraux de la manécanterie de Bruxelles. Les négociations de l’Union Européenne avec la Grèce ? Silence, le FMI, la BCE, la Commission Européenne tournent, avec Angela Merkel et François Hollande en metteurs en scène, un film d’épouvante dont la bande son est un long monologue. Et surtout, taisez-vous les grecs, n’interrompez pas le tournage. Et puis, pour faire bonne mesure, dans cette douce France berceau des lumières, on préfère limiter la liberté d’expression, au cas où. Une loi sur le renseignement, pourquoi pas ? Mais alors, où commence et où s’arrête le terrorisme ? Quand commence le silence des agneaux citoyens ? Et toc, revoilà la loi Macron. Consensus et silence dans les rangs ou je vous musèle d’un coup de 49.3.

Le citoyen responsable serait devenu illégitime, la démocratie représentative, fût-elle locale, une sorte de mirage, porté par le chant des sirènes des campagnes électorales. Les habitants dépossédés du bien public, pris au piège du double discours qui les a charmés un temps. Un calme plat, et soudain, l’orage : on privatise l’espace public. Ici on ferme un bureau de poste, là on réduit les horaires au point d’en perturber le fonctionnement. La concession pour la production de l’eau : ça vous dit quelque chose ? Savez-vous comment s’est déroulée la procédure? Avez-vous seulement pu vous faire une opinion sur les choix proposés ? On a besoin de calme pour  réfléchir…mais quand même ! Mais au fait, à propos de calme, qu’en est-il de cette affaire de jet ski  solidorienne? Le projet prend l’eau ? Finalement, qui tranche ? Que dit la mairie ? Et la Direction Départementale des Territoires et de la Mer ? Mais j’entends déjà la critique : « Vous avez suffisamment râlé contre le bruit que provoqueraient ces engins pétaradants, alors n’allez pas vous plaindre maintenant que vous n’entendez plus rien… »

Voilà une réplique, penseront certains, qui pourrait laisser sans voix le Malotru. Mais c’est mal connaître son affection pour Euterpe. Il relève tous les défis, toujours prêt à faire entendre sa petite musique. Car le tempo local suit le rythme d’une sorte de valse à mille temps  que nous impose le grand chef d’orchestre de l’austérité nationale. Et toutes les mesures sont bonnes pour grappiller ici ou là quelques brins de laine sur les dos les plus pelés. Sous le prétexte moralement inattaquable  qu’il convient de traiter équitablement les administrés, on concède à telle multinationale une rente astronomique pour réserver le droit de stationner aux plus riches. Surprenant, n’est-ce pas ? Mais, comme disait quelqu’un, pas de polémique, restons sur l’essentiel. Tiens, par exemple, vous rappelez-vous certaine déclaration parue dans le journal local concernant l’avenir de la Maison des Associations et le service qu’elle assure ? On sait le rôle qu’elle joue pour nombre d’organisations, et le soutien qu’elle apporte au développement de la vie associative. La question se posait de son éventuelle transformation, restructuration, évolution, délocalisation. Disparition dîtes-vous? Motus et bouche cousue. Certains s’en sont émus, ont fait valoir leur droit à l’information, mais pour l’instant, sans succès. Restons donc dans la note, ne crions pas avant d’avoir mal. Mais chauffons nos cordes vocales.

Le virus de la démocratie a ceci de particulier c’est qu’après une période d’incubation plus ou moins longue, il développe chez les citoyens une capacité particulière à se faire entendre contre vents et marées. Et les grandes voix, comme chacun sait, sont immortelles.