Éléments d'actualité fiscale - retour sur Novembre 2023

Depuis sa naissance il y a 25 ans, Attac n’a cessé de mettre en lumière le scandale de l’évasion fiscale, des paradis fiscaux, et des pratiques financières tolérées ou encouragées par les gouvernements contre l’intérêt des peuples. Fêtons les 25 ans d’Attac, mais aussi les 2 ans de l’Observatoire de la justice fiscale d’ Attac.

Parce que la justice fiscale est un des piliers de la démocratie, parce que le droit des citoyens à en faire son affaire est inscrite dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (articles 13 et 14 ci-dessous), parce qu’un de nos objectifs est d’informer sur ce sujet que beaucoup ressentent complexe, hors de portée, à nous tous et toutes de fournir des clés de compréhension. Dans ce but, n’oubliez pas le site de l’Observatoire de la Justice Fiscale d’Attac.


Article 13
Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

Article 14
Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.


Sur les 472 milliards de dollars perdus chaque année dans les pays à fiscalité nulle ou très faible, 301 milliards de dollars sont perdus en raison de l’abus transfrontalier de l’impôt sur les sociétés par les multinationales. Et 171 milliards de dollars sont perdus en raison de l’évasion fiscale à l’étranger des personnes fortunées. (Justice Fiscale : État des Lieux 2023. Tax Justice Network.)

En France, la fraude fiscale c'est autour de 80 milliards d'euros. La fraude sociale c'est 6 à 8 milliards d'euros, donc dix fois moins. Et parmi celle-ci, 70% est une fraude des employeurs aux cotisations, à l'Urssaf, surfacturation des professions médicales etc.) et non pas aux prestations.

Les faits mentionnés ci-dessous - sélectionnés parmi bien d’autres - ont tous un lien avec cette problématique à des degrés divers. Les connaître et les faire connaître importe face à la désinformation, la manipulation, le silence qui trop souvent les recouvre d’un voile d’ignorance bien profitable à certains intérêts.

Cahuzac, le retour du Grand Homme…

« Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de coquins. Il faut cette espèce de bouleversements, ce genre de déménagements pour les leur faire voir. Alors les peuples s'émerveillent de ce qui sort de la poussière. (…) Tout aventurier endosse un habit officiel, s'accommode un bon oreiller bourré de billets de banque, prend une feuille de papier blanc, et écrit dessus : Fin de mes aventures. Vous savez bien ? un tel ? — Oui. Il est aux galères ? — Non, il est ministre. » (Victor Hugo dans son pamphlet de 1851 Napoléon Le Petit.)

Notre précédente livraison (Retour sur octobre 2023) se terminait par le renvoi à un article au ton légèrement ironique tiré de Médiapart (20/10/2023) sur le discret retour de Jérôme Cahuzac dans son fief de Villeneuve-sur-Lot. Nous écrivions : On dirait un blague : Un cercle de réflexion autour de Jérôme Cahuzac… Cela n’avait rien d’une blague. Cahuzac, cinq ans après sa condamnation en appel à quatre ans de prison dont deux ferme, vient en effet de faire part de son désir de revenir en politique ! L’homme, s’appuyant sur sa lecture du philosophe Emmanuel Kant,  - rien de moins - se déclare désormais « en paix avec lui-même ». On s’accordera pour dire que sa voix et son expertise en matière fiscale nous manquait terriblement, non ?

On invite chacune et chacun à voir et à écouter dix minutes fascinantes extraites de l’entretien de la matinale de France-Inter où l’ancien ministre fraudeur s’exprime sans vergogne avec un aplomb époustouflant sur son « chemin de rédemption » : Lorsqu’on lui demande s’il mesure la gravité de ses actes et combien son mensonge « les yeux dans les yeux » devant la représentation nationale (alors qu’il détenait des comptes non déclarés en Suisse et à Singapour) a contribué à affaiblir la crédibilité du personnel politique, l’ancien ministre de François Hollande répond : « Je ne suis pas sûr que sur le plan politique, la création de la Nupes ne soit pas plus grave… ».

À Sonia Devillers qui lui demande comment lui faire confiance après sa forfaiture, Jérôme Cahuzac a cette réponse extraordinaire : « C’est votre problème, ce n’est plus le mien ». Et cette autre réponse à la question d’un éventuel futur mandat : « J’ai payé ma dette Je ne m’interdis rien »… Dans les starting-blocs pour 2027 ? L’homme ne s’interdit rien…

► Vidéo :  Retour de Jérôme Cahuzac : "Ce n’est pas parce que j’ai commis un acte immoral que ce retour l’est". France Inter, lundi 27 novembre 2023. 10 min.

 On se rappellera, incidemment, que l’avocat de J. Cahuzac était un certain Éric Dupond-Moretti… On se rappellera également qu’en 2017, un homme politique interrogé sur les affaires avait confié sur le plateau de Mediapart qu’« au-delà de la question de justice, la moralité propre de chacun des individus devrait les conduire à s’effacer et à ne plus jamais solliciter la confiance de leurs concitoyens » quand ils ont été définitivement condamnés par la justice dans une affaire d’atteinte à la probité. Il s’agissait d’Olivier Dussopt…

L’histoire offre de sacrés coïncidences et on comprend comment Fabrice Arfi, un des journalistes français les mieux informés des magouilles politico-financières, ne peut s’empêcher d’intituler son article du 29 novembre 2023 sur le site de Médiapart :  Dupond-Moretti, Dussopt, Cahuzac : une semaine noire en France.

Dans ce procès inédit d‘un Ministre de la Justice en exercice, les trois juges et les douze parlementaires qui composaient le « tribunal d’exception » de la Cour de Justice de la République n’ont pas suivi les réquisitions du Ministère Public qui avait requis un an de prison avec sursis. Le procureur général estimait que le délit de prise illégale d’intérêts était « bien constitué ». Le ministre, assurait-il, n’a pas écouté les « alertes » et « a franchi un pas qu’il n’aurait pas dû franchir » en ordonnant des enquêtes administratives contre un ex-juge et contre trois magistrats du Parquet National Financier (PNF) qu’il avait critiqués quand il était avocat. Me Dupond-Moretti avait, notamment, reproché aux premiers une « enquête barbouzarde » parce qu’ils avaient exploité ses factures téléphoniques dans un dossier lié à l’ex-président Nicolas Sarkozy. On a donc vu ici un Ministre de la Justice tenter de décrédibiliser le Parquet National Financier;  ce fait nous paraît insuffisamment rappelé.

On ne peut donc que souscrire au propos liminaire de l’article de Fabrice Arfi qui peine à cacher un écœurement largement partagé : « Le ministre de la justice relaxé par un tribunal d’exception composé majoritairement de politiques ; le ministre du travail en procès tout en restant en fonctions ; l’ex-ministre du budget fraudeur fiscal qui veut revenir en politique : le mouvement de délitement du rapport que la démocratie française entretient avec l’éthique publique s’accélère. »

À propos du « blanchiment » d’Éric Dupond-Moretti qui, en quelque sorte, aurait fauté « à l’insu de son plein gré », Fabrice Arfi met le doigt sur ce sentiment d’impunité que partagent bon nombre de ces figures qu’on retrouve depuis des années dans ces affaires de politique et de finance, aubaine et carburant parfaits pour faire monter l’abstention électorale et l’extrême-droite : La cour a estimé que si le délit de « prise illégale d’intérêts » était matériellement constitué, le ministre n’avait pas l’intention de le commettre. (…) Ce qui fait, du coup, d’Éric Dupond-Moretti un savant mélange de Monsieur Jourdain et de Richard Virenque, version droit pénal. En attendant, il n’est pas difficile d’imaginer combien la relaxe d’Éric Dupond-Moretti va libérer la parole du cartel de l’impunité qui ne digère pas l’idée même de devoir rendre des comptes.

Aurait-on oublié la déclaration d’Emmanuel Macron quelques jours après l’audition d’Éric Dupond-Moretti devant la CJR : « La justice est une autorité, pas un pouvoir. Je ne laisserai pas la justice devenir un pouvoir »…

Le Luxembourg, encore et toujours…

Nous épinglions le Luxembourg dans notre précédente livraison, en signalant que le dernier rapport Oxfam déplorait l’absence du Grand-Duché dans la nouvelle liste des paradis fiscaux alors que selon l'Observatoire Européen de la Fiscalité (Directeur : Gabriel Zucman), le Luxembourg se classe cinquième du classement mondial des paradis fiscaux et réglementaires. Et semble bien partie pour garder ce rang.

Une étude très récente de l’Institut de Recherche et d’Informations Socio-économiques (IRIS) du Canada confirme, à partir de cas précis, comment entre 2011 et 2021, 59 multinationales canadiennes ont transféré pour 81 milliards d'euros de bénéfices au Luxembourg à des fins fiscales.

Dans cette étude intitulée « L’évitement fiscal depuis le Luxembourg: la filière canadienne » publiée jeudi 2 novembre2023, l’IRIS évalue à 120 milliards de dollars canadiens (environ 81,7 milliards d’euros) le montant des bénéfices transférés au Luxembourg par ces 59 entreprises sur une décennie. En outre, ces transferts n’ont cessé d’augmenter entre 2011 et 2021, à raison de 20% par an en moyenne. « En dépit d’une médiatisation accrue du phénomène dans les dernières années, la planification fiscale agressive à laquelle se livrent les entreprises multinationales continue d’être pratiquée à grande échelle », constatent les auteurs du rapport. On y retrouve toujours les mêmes montages fiscaux -qui restent parfaitement légaux- et sont parfaitement connus depuis le début des années 1990, comme le remarquent les auteurs de l’étude.

Le plus fréquemment utilisé reste la fameuse planification par dette intra-groupe, « l’une des techniques les plus simples de transfert de bénéfices disponibles dans la planification fiscale internationale », selon l’OCDE. Ce montage consiste à augmenter artificiellement l’endettement d’une entreprise afin d’accroître ses frais d’intérêts et ainsi réduire son revenu imposable, tout en transférant les bénéfices vers des juridictions où ils seront peu ou pas imposés – en l'occurrence le Luxembourg, décrit comme « une plaque tournante mondiale de l’évitement fiscal ».

Burger King est un exemple édifiant de cette évasion fiscale vers le Luxembourg : En 2021, la filiale luxembourgeoise de Burger King aurait déclaré 12,76 milliards de dollars canadiens (8,7 milliards d’euros) de profits nets. On appréciera le ton ironique des experts de l’IRIS : « Avec une population de quelque 640.000 habitants, il aurait fallu pour expliquer une telle somme que les Luxembourgeois aient dépensé cette année-là 20.000 dollars chacun dans ce restaurant. On comprend que cette somme mirobolante ne peut s’expliquer par le seul appétit des Luxembourgeois pour le Whopper ou les rondelles d’oignon ».

 

Une bonne nouvelle : Le Conseil constitutionnel refuse le secret des consultations accordé aux entreprises, le fameux 'legal privilege'

Nous avions évoqué précédemment comment le « legal privilege », cher aux avocats d’affaires anglo-saxons, était sur le point de trouver sa traduction dans l’arsenal juridique français de la même manière que le « secret des affaires » s’y était introduit en 2018, réduisant, notamment, les possibilités d’investigation des O.N.G. et autres « empêcheurs de tourner en rond ». Rappelons avec Transparency France que 40% des fraudes sont révélées par les lanceurs d’alerte…

Pour rappel, ce « legal privilege » signifie que les entreprises auraient pu rendre opposable aux autorités de contrôle indépendantes et administratives la confidentialité des consultations juridiques demandées aux juristes d’entreprise. Voté à l’initiative de l’exécutif, cet article de loi était en mesure d’entraver la capacité d’enquête des gendarmes financiers et de l’autorité de la concurrence sur les pratiques possiblement illicites des grandes entreprises.

► Voir l’article de Médiapart du 17 novembre 2023 Le Conseil constitutionnel censure le secret des consultations accordé aux entreprises dont nous extrayons ce passage d’une grande clarté :

« Pour faire simple, en cas de litige ou de conflit avec des clients ou des fournisseurs, pour négocier un contrat ou simplement bénéficier d’un conseil, il arrive régulièrement que des entreprises, a fortiori celles de taille importante, fassent appel à une aide juridique.
Les documents produits dans ce cadre peuvent être remis ou saisis à la demande des enquêteurs des autorités de contrôle, telles l’Autorité des marchés financiers (AMF), l’Agence française anticorruption, l’Autorité de la concurrence ou l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR).
Ces avis de juristes sont une mine d’informations pour dénicher des abus de marché, des situations d’entente entre grands groupes et autres atteintes au droit des consommateurs.

(…) Mais les amendements votés par le Sénat et l’Assemblée stipulaient qu’à partir du moment où les consultations concernées portaient la mention « confidentiel – consultation juridique juriste d’entreprise », les autorités administratives ne pourraient plus lever la confidentialité des documents de leur propre chef.  »

Saisi par les député·es de la Nupes, le Conseil Constitutionnel a finalement censuré dans une décision du 16 novembre cette mesure intégrée au projet de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023‑2027. Les « sages » ont censuré cet article de loi , estimant que c’était un « cavalier législatif ». Dans un commentaire particulièrement sévère pour le gouvernement et les députés, ils ont même estimé que cet article avait été adopté par le Parlement « selon une procédure contraire à la Constitution ».

On aurait toutefois tort de se réjouir trop vite. En effet, si le conseil a censuré cette disposition, ce n’est pas parce qu’elle entravait les enquêtes ou était contraire à l’intérêt général, mais seulement parce qu’elle se trouvait sans rapport avec le projet de loi adopté. Si le gouvernement passe par un projet de loi approprié, rien ne dit que le conseil censurera de nouveau. On peut escompter que certains lobbys ne vont pas lâcher le morceau même si l’ACPR, l’autorité régulatrice des banques et des assurances, et l’AMF, chargée de veiller à la protection des épargnants et au bon fonctionnement des marchés financiers, restent farouchement hostiles à l’instauration d’une telle opacité. 

Certains se rappelleront qu’en 2015, déjà, un amendement d’un sénateur centriste avait tenté d’instaurer un 'legal privilege' identique dans le cadre de la loi Macron. Mais il avait été rejeté en séance publique… à la demande du ministre de l’économie de l’époque qui estimait alors que cet amendement revenait à créer un « coffre-fort juridique » pour les entreprises.

Il s’appelait… Emmanuel Macron.

Il faut bien conclure… provisoirement

On aura compris que des dizaines d’articles et références à études, émissions, rapports etc. auraient pu, auraient dû, trouver place ici également. On se contentera d’en citer quelques-uns également en lien avec les questions évoquées ci-dessus ; merci de vos éventuelles contributions, réactions et critiques ; enfin, merci encore à François Rault dont la vigilance contribue largement à la variété des documents proposés à votre attention.

Bonne fin d’année.

À VOIR ÉGALEMENT

Lutte contre l’évasion fiscale : deux nouveaux rapports déplorent une volonté politique insuffisante. Observatoire de la Justice Fiscale, publié lundi 20 novembre 2023.
La seconde livraison du rapport spécial de la Commission des finances de l’Assemblée nationale sur l’évasion fiscale et un nouveau rapport de la Cour des comptes consacré à la fraude fiscale des particuliers viennent utilement nourrir le débat public. Ces deux rapports livrent des informations actualisées et de nombreuses recommandations.

Les gouvernements prétendent lutter contre la fraude fiscale mais ont supprimé 2500 emplois dans le contrôle fiscal entre 2013 et 2021, d'où une baisse du nombre de contrôles fiscaux effectués sur place : de 52.378 en 2013 à 42.134 en 2021. Tartuffes !

Nous, étudiants et étudiantes, ne travaillerons pas pour BNP Paribas tant qu’elle financera le développement des énergies fossiles. L'Obs, publié le 15 novembre 2023.
Plus de 1200 étudiantes et étudiants s’engagent à ne pas travailler pour BNP Paribas !

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