Mon bateau au Panama

Sur la couverture médiatique locale – et les aléas – d'un communiqué d'Attac Pays Malouin - Jersey

Les faits et les raisons de notre intérêt pour cette initiative

Les faits sont désormais connus : Il s'agit du Southern Liner, projet malouin récent de cabotage entre Saint-Malo et Jersey dans le contexte post-Brexit. Il s'agit aussi d'une (probable) bonne idée – saluée par notre comité et par nos amis d'Attac Jersey – mais aussi d'un aveuglement coupable : Comment justifier aujourd'hui – ce qui était d'abord annoncé – le maintien sous pavillon de complaisance panaméen d'un armement local et le soutien d'autorités de tutelle pour lesquelles cette situation ne semblait pas scandaleuse ?

Southern Liner

Pourquoi notre comité porte intérêt à ce projet

Notre communiqué prenait d'abord grand soin de signaler l'intérêt qu'avec nos amis de Jersey nous percevons dans ce projet porté par les deux responsables malouins de Nostos Marine. Le fait est peu connu ici malgré la proximité géographique de Jersey mais il importe de rappeler que 90 % des produits alimentaires consommés à Jersey et 80% des matériaux de construction, par exemple, viennent de Grande-Bretagne, voire de pays de l'Union Européenne via la Grande-Bretagne, passant auparavant par Calais, Londres, Southampton !

Jersey est éloignée de Southampton (126 miles soit plus de 200 km) et relativement proche de Saint-Malo et des Régions Normandie et Bretagne (moins de 70 km). Ce ravitaillement d'une Ile à forte densité (plus de 90 000 habitants) concerne une entité quasi totalement dépendante de l'extérieur, l'activité financière ayant étouffé ses activités traditionnelles autrefois prospères, notamment la riche production agricole en primeurs ainsi que l'élevage laitier des fameuses Jersey cows.

À l'heure où les économistes commencent à introduire le coût des « externalités négatives », le calcul est vite fait : En matière de gâchis évité, notamment d'émissions de gaz à effet de serre (G.E.S), il n'y a pas photo, une ligne Bretagne/Normandie-Jersey réduit drastiquement ces émissions. À cela il convient d'ajouter les effets du Brexit qui se font sentir à Jersey bien que ses habitants n'aient jamais été invités à se prononcer à son sujet. Il s'agit tout d'abord de l'augmentation du coût de la vie lié, en grande partie, à la complexité des  procédures d'exportation ou d'importation en fonction des voies d'accès, des délais de transport et des procédures douanières et sanitaires propres à chaque type de transport.

Beaucoup, à Jersey, assurent également que la position monopolistique exercée par la compagnie maritime Condor (dont Brittany Ferries est partenaire minoritaire) joue un rôle non négligeable dans le coût de la vie. La disparition, depuis les années 90, de toute concurrence venue de France n'a certes pas arrangé les choses. Beaucoup de Jersiais se plaignent régulièrement de la médiocrité et de la dégradation du service rendu. Il est permis de penser que l'apparition d'une ligne de fret concurrente et peut-on espérer fiable techniquement ne serait pas pour déplaire à beaucoup.
Nos malouins doivent cependant être conscients que la partie sera rude.

Vrai ou faux libéralisme, un cas d'école, les dégâts d'un monopole

Un fin observateur de la vie jersiaise, lui-même jersiais, nous assurait qu'il ne serait guère étonnant que l'armement malouin n'obtienne pas le feu vert des autorités locales eu égard aux connivences qui lient ces autorités à Condor depuis des années. Il nous assurait également qu'à l'instar de tous les fournisseurs en position de monopole l'entreprise Condor peut se révéler agressive, usant de menaces sur ses traversées hivernales dès qu'apparait la menace d'une éventuelle concurrence. Ce cas, concluait-il, mérite une attention toute particulière1.

Commodore GoodwillCommodore Goodwill - Condor assure une liaison hebdomadaire avec Jersey et Guernesey pour le transport du frêt, le samedi matin. Les autres jours, il assure une liaison quotidienne entre les iles anglo-normandes et Portsmouth. Il est immatriculé aux Bahamas…

Enfin, oui les entreprises locales et régionales peuvent aller faire la nique aux entreprises britanniques qui ravitaillent Jersey avec une plus-value liée à leurs positions monopolistiques et à un marché captif, un vrai cas d'école de l'économie libérale.

Pour rappel, la Brittany Ferries a d'abord été créée, sous l'appellation BAI SA (pour Bretagne, Angleterre, Irlande), en 1972, par des paysans producteurs – 65 % des capitaux étaient détenus par des agriculteurs – dont le célèbre militant Alexis Gourvennec, afin de proposer des débouchés commerciaux aux coopératives agricoles de la région, sur le marché britannique à la suite de l'adhésion de la Grande-Bretagne à la C.E.E (Communauté Économique Européenne, préfiguration de l'U.E.). De quoi faire rêver nos deux entrepreneurs malouins…

Notre communiqué et son devenir : Pavillon de complaisance ou complaisance tout court ?

Pavillon panamaNotre communiqué, même tronqué ou réécrit, a eu de beaux échos ici ou là : Bravo, nous a-t-on dit, Attac fait son job ! On peut même penser que les armateurs ont pu accélérer leur décision, contraints peut-être par nos révélations, de faire le choix du pavillon "bis", sorte de compromis – légal mais en grande partie défiscalisé – entre pavillon français N°1 (comme l'essentiel de la flotte Brittany Ferries) et pavillon de complaisance type Panama. Moindre mal, penseront beaucoup, dans le contexte de la très féroce mondialisation maritime…

Notre comité local Attac Pays Malouin - Jersey a donc fait son job. Il s'honore même d'avoir reçu à cette occasion les félicitations de John Christensen, fondateur de Tax Justice Network. Mais qu'en est-il de la presse ?

Le Pays Malouin, nous a t-on dit, a également fait son "job" en publiant l'essentiel de notre communiqué concernant le Southern Liner, signalant le risque à bref délai d'un pavillon panaméen entre Saint-Malo et Jersey. On notera toutefois que, bizarrement, les dernières lignes de notre communiqué, cinq lignes à peine, ont disparu. Pour rappel, les voici :

Nous souhaitons également que les autorités politiques de la Région et des institutions qui soutiennent ce projet affirment haut et clair cette exigence citoyenne et se départissent de ce qui serait perçu comme un double discours. On ne peut prétendre s'attaquer aux pratiques d'évasion fiscale et aux “paradis fiscaux”, d'une part, et soutenir, d'autre part, un projet qui utilise ces mêmes pratiques et ces mêmes “paradis”.

Étrange « disparition », non ? Serait-il difficile pour notre hebdomadaire local de signaler à ses lecteurs que les autorités de tutelle (C.C.I, Région, Département) ont pu laisser passer une telle bourde : Apporter, quelques mois après les révélations des Panama Papers, soutien moral, soutien logistique et soutien financier (garantie par la Région d'un prêt à taux zéro de 150 000 euros) à une entreprise présentée comme « locale » mais immatriculée… au Panama !

S'agit-il d'ailleurs d'une bourde, d'une simple négligence ? Ou d'une complaisance implicite de la plupart des institutions et des politiques dès lors que des « forces vives » font appel à ces autorités pour « libérer les énergies » ? On imagine pourtant que ces dossiers de demande d'assistance ont été vus et revus pas des gens compétents (Chargés de conformité, « compliance officers » etc.), formés aux nouvelles exigences, notamment de R.S.E. (Responsabilité Sociétale des Entreprises, norme ISO 26000 etc.)…

Le Southern LinerOuest-France, de son côté, a choisi de ne pas publier notre communiqué. On peut penser que la journaliste a préféré en ôter les passages potentiellement trop critiques à l'égard des choix et des soutiens politiques des armateurs, et faire une "synthèse" à sa manière avec leur argumentaire en réponse à nos remarques.

Cet argumentaire semble avoir évolué curieusement très rapidement, effet ou non de notre communiqué et des réactions qu'il pouvait provoquer? Les armateurs, nous signale cet article2, semblent avoir urgemment – et plus rapidement qu'initialement envisagé – opté, au final, pour le pavillon "bis" français

L'article révèle incidemment que la Région Bretagne a bien concédé un prêt à taux zéro de 150 000 euros en avance remboursable alors qu'il était patent que le navire naviguerait sous pavillon Panama. Nul, alors, n'avait posé de condition contraignante d'immatriculation sous pavillon français, ce qui confirme le bien-fondé de nos questions.

Omission notable, l'article ne reprend évidemment pas les éléments fournis par les deux armateurs le 22 Janvier 2022 dans Le Pays Malouin :

"Il navigue actuellement sous pavillon de Panama, dit « de complaisance ». Est-il appelé à changer de registre (pavillon français 1er registre) ? « Nous nous gardons le droit d’y réfléchir. Nous sommes d’abord allés à l’efficacité. On aimerait, mais on se donne au moins l’année 2022 de lancement pour se positionner sur cette question ".

Les termes sont clairs. Serait-ce donc si difficile, là encore, pour notre quotidien régional de rappeler à ses lectrices et à ses lecteurs que les deux promoteurs du projet avaient bien envisagé de rester un bon moment, voire peut-être définitivement, sous pavillon panaméen, efficacité oblige… ?

Le Télégramme (article3 du 04/02/22), enfin, a certes « réduit » notre communiqué, mais le choix de la concision ne l'a pas empêché, au contraire, de « gagner en efficacité » en se concentrant sur les deux points essentiels : 1) Oui, Attac comprend l'intérêt du projet mais s'étonne du choix d'un pavillon panaméen 2) Oui Attac s'étonne que des autorités de tutelle apportent leur soutien sans s'émouvoir de cette réalité et exige une clarification de leur part.

Le choix du seul sous-titre fait mouche : « Mauvaise farce après les Panama Papers ».

Fin de partie

Il ne s'agit pas de distribuer ici des médailles de mérite journalistique mais, à de partir de cas concrets, tenter de mesurer sinon la soumission à des pouvoirs économiques ou politiques, au moins le degré d'autonomie d'expression des médias locaux ou régionaux par rapport à ces pouvoirs ou à l'idée qu'ils s'en font peut-être. C'est dans cet espace, cet entre-deux, que se jouent à chaque fois le sort de nos libertés démocratiques dont la liberté de la presse est une des expressions les plus vives. Certes un seul exemple ne vaut pas généralité, et un très large échantillon, à l'image de ce que pratique ACRIMED4, notamment, offrirait matière à vraie réflexion. Mais au moment où des régimes populistes-autoritaires, y compris au sein de l'U.E., imposent leur censure, directe ou indirecte, aux organes de presse, voire les étouffent violemment, il est sans doute important de noter que chaque cas d'euphémisation des faits, notamment par crainte de déplaire à des pouvoirs, est un recul de cette très précieuse liberté d'informer. Cela nous concerne aussi de manière proche, comme l'attestent les cas, désormais connus, d' Inès Léraud et de toutes celles et de tous ceux qui, dans différents médias, ont connu ou connaissent des difficultés à travailler sur les questions touchant à l’agroindustrie ou à l’environnement, celles et ceux dont les papiers sont retouchés pour paraître moins désagréables envers une entreprise locale, celles et ceux dont les sujets tacitement interdits, parce qu’ils concernent un gros annonceur, etc. En bref, celles et ceux dont, selon l'expression de Morgan Large, la parole est empêchée

 

Notes

1) Texte original : « I doubt that it will receive a green light from Jersey authorities who have been in the pockets of Condor for many, many years.  Like all monopoly providers, Condor takes an aggressive attitude, threatening to cut back on winter services at the slightest threat of competition. This is one to watch ». ► Retour au texte

2) Le Southern Liner en quête du bon pavillon. Ouest France, publié le 01/02/2022. ► Retour au texte
3) À Saint-Malo, Attac critique le « pavillon de complaisance » du nouveau bateau vers Jersey. Le Télégramme, publié le 04/02/2022. ► Retour au texte
4) Voir https://www.acrimed.org/
Voir aussi https://www.acrimed.org/Pour-que-vos-impots-financent-la-presse
On lira avec intérêt également la dernière livraison d'Acrimed, disponible en kiosque Médiacritiques n°41 : Médias et extrême droite, la grande banalisation.
Également pour abonnés: https://www.acrimed.org/Sortie-de-Mediacritiques-no41-Medias-et-extremeRetour au texte

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