La Cour européenne de justice : transparence oui… mais finalement non

Quand une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) fragilise la transparence financière et opère une régression démocratique.

Les attaques sur la presse et la diffusion d'informations fiscales susceptibles d'atteindre à la réputation d'entreprises ou de grandes fortunes se développent sur tous les fronts. On vient de le voir avec P. Drahi en France et le dévoiement de la notion de « secret des affaires », mais l'affaire prend une toute autre dimension avec la décision de la Cour européenne de justice d’invalider une disposition de la directive antiblanchiment de 2018.

Logo cour justice europeenne masque« Après les « Panama Papers » et la succession d’affaires de fraude fiscale révélées par la presse, l’Union européenne avait opéré en 2018 une avancée considérable en matière de transparence financière. Il s’agissait de permettre aux citoyens de consulter les registres des bénéficiaires effectifs de sociétés dans chacun des vingt-sept États membres. Dans un grand mouvement de balancier, la Cour de justice de l’UE vient d’y mettre fin. Mardi 22 novembre, elle a invalidé cette mesure, jugeant qu’elle est contraire au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles, des droits fondamentaux garantis par la Charte de l’UE. Les juges ont également estimé que cette possibilité de consultation des registres était disproportionnée par rapport à l’objectif de lutte contre le blanchiment d’argent, considérant qu’il ne requiert pas la participation du grand public. » (Le Monde, 24/11/20221).

On ne sera pas étonné d'apprendre que le Luxembourg et les Pays-Bas, havres fiscaux pour multinationales, ont suspendu l’accès à leurs registres dans les heures qui ont suivi cette annonce ! Certains, sans doute, respirent mieux, mais lanceurs d'alerte, journalistes, O.N.G ont du souci à se faire, et tous les citoyens avec eux. L'éditorialiste du Monde s'étrangle : « Leur interdire l’accès à ces registres revient à les priver d’une information précieuse pour débusquer fraudeurs ou criminels qui se dissimulent derrière des hommes de paille et à restreindre leurs capacités d’enquête. Sans registre ouvert au Luxembourg, l’enquête « OpenLux » de février 20212 sur la prolifération de sociétés artificielles dans ce pays, conduite par Le Monde avec seize médias partenaires, n’aurait jamais vu le jour ».

Reste à espérer que les institutions européennes qui négocient bientôt la sixième directive antiblanchiment. S'efforceront de réécrire la loi en la rendant compatible avec les droits fondamentaux mais sans confirmer cette régression scandaleuse. Des associations citoyennes comme la nôtre devront rester vigilantes et alerter éventuellement, par des actions fortes, sur les risques d'opacité dans ce domaine. Comme le rappelle également Le Monde, « Les sociétés-écrans sont les meilleures alliées de Vladimir Poutine », avait déclaré, en juillet, le lanceur d’alerte des « Panama Papers ». « Il est impossible de lutter contre ce qu’on ne voit pas », déclare, de son côté, l’ONG Transparency International France… L’enjeu est de taille : c’est grâce à l’accès au registre du Luxembourg qu’en février 2021, Le Monde, associé à seize médias internationaux, avait pu révéler que près de la moitié des entreprises commerciales du pays étaient de pures holdings financières, 55 000 sociétés offshore totalisant a minima 6 500 milliards d’euros d’actifs, notamment créées par des grandes fortunes, des célébrités et des criminels en col blanc.

Le Luxembourg toujours en pointe sur les questions fiscales… qui l'avantagent

Dans l'affaire qui précède, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à statuer après avoir été saisie par le tribunal d’arrondissement de Luxembourg : deux plaignants, propriétaires de sociétés immatriculées dans le Grand-Duché, s’étaient en effet opposés à ce que leurs données personnelles soient librement accessibles.

C'est un autre luxembourgeois, Pierre Gramegna, ministre des Finances du Grand-Duché jusqu'en en janvier 2022 qui est sous les feux d'une glorieuse actualité : Le Conseil des gouverneurs du Mécanisme européen de stabilité (ESM), composé des 19 ministres de Finances de la zone euro dont Bruno Le Maire, l'a désigné, à l'unanimité des voix exprimées, pour un mandat de cinq ans. Après Juncker, Président de la Commission, de sinistre mémoire, la promotion des Luxembourgeois dont on connaît l'appétence pour la transparence fiscale et les postes-clés dans les institutions européennes se poursuit avec l'assentiment bienveillant des copains ministres des finances de la zone euro, à l'unanimité, c'est magnifique. « Un large consensus s'est réalisé autour de la nécessité de désigner une personnalité politique dotée de l'expertise nécessaire pour mener l'ESM», indique le gouvernement luxembourgeois dans un communiqué. L'actuel ministre des Finances du pays, Yuriko Backes, a vivement félicité Pierre Gramegna pour sa désignation : « En cette période de polycrise, je suis convaincue qu’en tant qu'Européen dévoué Pierre apportera toutes les qualités nécessaires pour contribuer à la stabilité et à la solidité de la zone euro »3. On est dans de bonnes mains, vous pouvez vous rendormir, ces gens-là veillent sur nous…

On lira avec grand intérêt un autre article publié quelques jours auparavant par la même source luxembourgeoise. Intitulé Le Luxembourg reste sourd aux critiques fiscales4, il porte sur les critiques émises par des membres de la commission fiscale du Parlement Européens. Ces derniers se sont rendus au Grand-Duché pour une mission d'enquête comprenant des entretiens avec des fonctionnaires du fisc luxembourgeois, des législateurs et des responsables fiscaux des quatre grands cabinets de comptabilité et de conseil Deloitte, KPMG et PwC dont on dit qu'ils font littéralement la loi. On note que le puissant cabinet Ernst&Young (EY) n'a pas rencontré la délégation et que La ministre luxembourgeoise des Finances, Yuriko Backes s'était également fait porter pâle… Même si, sous la contrainte, le pays est revenu sur les traitements de faveur accordés à des entreprises comme Fiat, McDonald’s et Amazon, les délégués de la Commission fiscale européenne ont observé qu' « en matière de fiscalité, le Luxembourg fait le strict minimum » et qu'« Il est toujours intéressant de voir que, dans des pays comme le Luxembourg, toutes les parties prenantes, des autorités aux politiciens en passant par le Big Four des cabinets d'audit, ont toutes le même récit. ».

« Le pays s'efforce également, en privé, d'affaiblir les règles proposées pour lutter contre les sociétés fictives utilisées pour l'évasion fiscale », a déclaré au Luxembourg Times une source proche de la commission fiscale du Parlement européen. Suite aux révélations d'OpenLux, qui avaient notamment mis en évidence l'usage de sociétés holding luxembourgeoises par des criminels et des kleptocrates pour cacher leurs gains mal acquis, la Commission travaille sur la directive dite «Unshell». Elle obligerait les sociétés holding à prouver qu'elles n'ont pas été créées uniquement pour des raisons fiscales en exigeant qu'elles démontrent qu'elles ont des revenus, du personnel et des locaux. Les « véhicules à usage spécial » (special purpose vehicles), qui comprennent les holdings, représentaient environ 80% de tous les investissements directs étrangers entrant et sortant du pays en 2020, selon les experts fiscaux de la Commission. Cela place le Luxembourg derrière Malte et Chypre dans l'UE, où la moyenne est inférieure à 40%.

On ne s'étonnera pas des propos tenus par une source (anonyme) proche de la commission fiscale européenne : « Nous savons que le Luxembourg est l'un des pays qui fait pression au sein du Conseil (européen) et qui cherche à atténuer la proposition. Unshell est considéré comme une menace au Luxembourg »…

Sources

1. Europe : la transparence financière fragilisée. Publié dans Le Monde, le 24 nov 2022 ► Retour au texte

2. Quelles suites depuis l’enquête OpenLux, notre enquête sur la face cachée du Luxembourg ? Publié dans Le Monde, le 15 sep 2022 ► Retour au texte

3. Pierre Gramegna, nouveau directeur général de l'ESM. Publié dans Virgule, le 25 nov 2022 ► Retour au texte

4. Le Luxembourg reste sourd aux critiques fiscales. Publié dans Virgule, le 25 oct 2022 ► Retour au texte

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